Thomas*, 29 ans, est un Français expatrié depuis 2005 en Tunisie où il travaille dans le télémarketting. Samedi, il décrivait au Monde.fr la situation tendue en Tunisie au lendemain de la fuite du président Ben Ali.
Quelle est votre situation ?
En ce moment, je suis avec deux de mes collègues, deux autres expatriés français, dont l'un est marié avec une tunisienne. On habite tous chez lui. On n'a pas bougé depuis trois jours. Jeudi, on a été travailler normalement. Comme nos locaux sont dans le centre de Tunis, on suivait attentivement l'évolution des événements.
A treize heures, la manifestation est arrivée vers chez nous. On a appris par Facebook qu'il y avait eu des tirs de lacrymo. La société a été fermée et on est rentré chez nous. Depuis on reste cloîtré. On est dans un quartier résidentiel de Carthage, à peu près à un kilomètre du Palais présidentiel. C'est un endroit habituellement assez calme et sécurisé, mais dans la nuit de vendredi à samedi, la situation s'est tendue. Il y a eu des coups de feu.
A un kilomètre de chez nous, entre Carthage Salambo et le Kram, il y a eu des émeutes, c'était le chaos. Impossible de sortir pour voir ce qu'il se passait, on savait que l'armée avait ordre de tirer. Samedi matin, on est ressorti pour la première fois depuis jeudi pour trouver de l'eau et des provisions.
A quoi ressemble l'extérieur ?
Il y a eu beaucoup de dégâts. La plupart des grandes surfaces ont été saccagées. Les commerces qui ont été épargnés sont fermés. On a quand même pu s'approvisionner dans une épicerie de la ville d'à-côté. Après, c'est assez paradoxal. Il y a beaucoup de monde dans les rues, on a même vu des cafés ouverts avec des gens en terrasse, pendant que d'autres étaient en train de construire une barricade devant un magasin. La tension n'est pas retombée. On a passé plusieurs contrôles de l'armée. L'épicier a reçu l'info que d'anciens flics circulaient dans le quartier au volant d'une voiture banalisée. Il nous a conseillé de rentrer chez nous.
Parce que vous êtes français ?
Je ne pense pas, mais c'est vrai qu'on était curieux de voir le regard des Tunisiens envers les Français. On a vraiment eu peur avec toute la confusion qui régnait autour de l'avion de Ben Ali. On a tous poussé un grand ouf de soulagement quand on a su qu'il n'atterrirait pas en France. Forcément, ça aurait eu des répercussions et compliqué notre situation, qui n'est déjà pas simple, avec le soutien de Sarkozy à Ben Ali et les “services” offerts par Michèle Alliot-Marie au pouvoir tunisen.
Etes-vous en contact avec d'autres expatriés ?
En dehors de mes collègues et d'un autre gars dans ma situation, pas vraiment, non. Mais heureusement on est en contact permanent via Facebook avec d'autres amis tunisiens. Ils habitent aux alentours et ça nous permet de savoir ce qu'il se passe à côté de chez nous. Ils se sont organisés en réseau.
Chacun informe les autres de l'évolution de la situation dans son quartier. Dans les médias français, l'information arrive souvent avec une demi-heure ou une heure de retard. Et puis ils ne transmettent que les actualités les plus spectaculaires. Ce n'est pas ce qui nous intéresse en priorité, on recherche plutôt des infos de proximité. Au début de la semaine, ils se servaient des réseaux sociaux pour relayer le mouvement général et les revendications vers l'extérieur, mais maintenant ils les utilisent aussi pour l'information interne.
Avez-vous reçu des instructions de la part des autorités françaises ?
Aucun signe. Vendredi soir on a été voir sur le site internet du consulat. A part quelques consignes générales sans grand intérêt, il n'y avait rien, pas même un numéro d'urgence. Ici, des numéros circulaient, mais aucun ne fonctionnait quand une amie tunisienne a essayé de les appeler alors que des gens essayaient de lui défoncer sa porte. Finalement, ce sont des voisins qui sont intervenus pour l'aider.
On n'est pas armé, mais comme tout le monde, on cède à la psychose. On en n'est pas fier, mais on a rassemblé des couteaux, des pelles, des pioches et tout ce qu'on a pu trouver pour éventuellement se défendre.
Pensez-vous au rapatriement ?
Pas vraiment. J'attends d'abord de voir comment la situation va évoluer. Pour l'instant, on en a aucune idée. Personnellement, j'ai envie de rester. Je me plais ici et je suis parti pour m'y installer. Après, ça va être une question de sécurité. Si ça devient vraiment dangereux, on se fera rapatrier, mais pour l'instant, on essaie de ne pas l'envisager. On n'est pas seulement inquiet pour nous, on l'est aussi pour les tunisiens. Il faut vraiment prendre acte de la volonté de la rue pour que soit mis en place quelque chose de réellement démocratique. Les gens ne veulent pas d'une autre dictature.
Aviez-vous vu venir ces événements ?
Non, c'était inimaginable. Tout le monde pensait que Ben Ali tiendrait. Je me souviens, la première fois que je suis venu en Tunisie, c'était pour un remplacement. Comme ça s'est fait rapidement, je n'avais pas eu le temps de me renseigner sur le pays. C'est dans l'avion, en lisant les journaux, que j'ai compris que j'arrivais en dictature. Il y avait cinq pages de propagande à la gloire de Ben Ali. J'avais déjà entendu parler du culte de la personnalité, mais là, j'ai compris ce que c'était.
Ca fait cinq ans maintenant que je suis en Tunisie et sincèrement, je n'ai rien vu venir.
A l'époque tout le monde en avait déjà ras-le-bol, mais ça ne s'exprimait pas vraiment, on ne parlait pas de politique, ou alors qu'avec des proches en qui on a vraiment confiance. Et puis, ça s'est fait progressivement. Ces derniers temps, c'était devenu intolérable, les proches de Ben Ali affichaient des styles de vie exubérants, les gens ne le supportaient plus. Ils en avaient marre de ce pouvoir, de sa censure et de sa police corrompue.
On m'a toujours dit : si tu te fais cambrioler, n'appelle surtout pas la police. Le seul rapport que j'ai eu avec eux, c'était lors de contrôle d'identité où ils trouvent toujours un moyen pour extorquer 20 dinars.
Avez-vous déjà perçu des changements ?
On a accès à des sites comme Dailymotion ou Youtube qui étaient jusqu'ici interdits. Et puis c'est hallucinant de voir le changement dans les médias. Hier, il y a eu un débat politique à la radio. Avant, c'était complètement impensable. Mais on reste quand même prudent.
Sur Facebook, on a posté une photo qui montrait des policiers en pleine scène de pillages. On ne sait pas si c'est de la censure, mais en tout cas elle a été supprimée de nos publications. On a aussi reçu des consignes de l'armée qui nous demandent d'arrêter de balancer des photos et des vidéos montrant leur déploiement.
*Le prénom a été changé.
Propos recueillis par Linda Maziz